L'instant magique (Isabelle Marquis)

texte publié dans le livre Tôt ou tard (avec permission de l'auteure)

I1 faut s'être un jour levé avant le soleil, s'être assis sur le nez d'un voilier, les pieds pendants vers l'eau, et le regarder poindre sur le lac pour comprendre l'apaisement que le spectacle procure. Le vent frisquet qui vous mord la peau, le cri perçant d'un goéland et cette odeur à la fois subtile et terriblement présente, celle de l'eau, des algues, des poissons et du sable. C'était presque un rituel pour mon père et moi. Je l'entends encore me dire, en s'accroupissant pour prendre place à mes côtés, sur le ton de la plus haute confidence: <<L'as-tu vu?»

Chaque fois je hochais négativement la tête sans cesser de scruter l'horizon. Ce n'était pas la vue unique sur l'abbaye Saint-Benoît ni le verdoyant mont Owl's Head qui retenaient toute mon attention mais bien lui, Memphré, mystérieuse créature marine qui se cachait dans les profondeurs du lac Memphrémagog.

Ce n'est que lorsque le soleil était bien haut et que je percevais une plus grande activité dans la cabine que j'abandonnais mon poste d'observation. L'odeur du bacon qui grésille dans la poêle a toujours été pour moi un appel puissant vers la cuisinette de notre bateau.

«Mathieu, le monstre, tu es sûr qu'il existe?» C'était toujours la même question. I1 faut dire que mon incertitude était bien compréhensible. Lorsque l'on passe près de trois heures par jour de vacances depuis plus d'un mois à observer le calme plat des eaux d'un lac sans jamais voir l'objet de sa curiosité, le doute est permis! Mon frère me répondait quelque chose du genre: «Crois-tu que les adultes auraient créé une société de dracontologie si le monstre n'existait pas ?»

I1 savait bien en me disant cela que je ne trouverais pas grand-chose à redire. J'avais, en effet, une admiration sans borne pour les adultes. Ils étaient synonymes de savoir et de sagesse. De plus, il n'ignorait pas que la découverte de cette mystérieuse société de dracontologie avait produit sur moi un vif effet lors de notre dernière balade en ville. Toutefois, je me risquai ce jour-là à une petite question supplémentaire somme toute bien banale: «Alors pourquoi je ne l'ai jamais vu?»

Mon frère poussa un soupir exaspéré et me répondit un peu brutalement: «Tu m'énerves avec ton monstre! Qu'est-ce que tu veux que je te dise? Que tu n'as pas assez attendu? Que tu devrais peut-être surveiller le lac le soir ? Je vais te le dire moi: ton monstre Memphré, c'est comme le Père Noël et la Fée des dents, ça n'existe pas!»

Et là-dessus il se remit à manger comme si de rien n'était, ignorant du fait qu'il venait de briser une corde en moi, anéantissant en deux ou trois mots toute la magie de mes matins brumeux passés dans la grisante atmosphère du mystère, dans cette attente de l'inconnu. Ma gorge me fit affreusement mal et, avant de laisser transparaître le chagrin qui la nouait, je quittai précipitamment la cabine qui soudain m'étouffait pour me réfugier sur le nez du voilier, à l'abri des regards, protégée par la voile que mon père avait hissée.

Ce n'est que lorsqu'elle fut près de moi que je sentis le délicat parfum que ma mère portait chaque jour, peu importe où nous nous trouvions. Je remontai mes genoux pour y cacher mon visage. Je détestais qu'elle me voie pleurer.

«Ton frère ne comprend rien à ces choses-là, me dit-elle en attirant ma tête sur son épaule.

&emdash;Toi, tu crois qu'il existe le monstre Memphré ? &emdash; L'important ce n'est pas de savoir si moi j'y crois mais plutôt si toi tu y crois. Si un jour il passe tout près de toi, tu pourrais penser avoir vu un vieux tronc d'arbre ou n'importe quoi de très banal, alors qu'au fond tu viendrais de voir quelque chose d'extraordinaire, un moment unique à garder précieusement.»

Je relevai tranquillement les yeux et du revers de la main les essuyai de façon peu discrète en reniflant encore moins discrètement. Ma mère me sourit avec indulgence en repoussant ses cheveux derrière l'oreille de ce geste inconscient que je l'ai gier sur le nez du voilier, à l'abri des regards, protégée par la voile que mon père avait hissée.

Ce n'est que lorsqu'elle fut près de moi que je sentis le délicat parfum que ma mère portait chaque jour, peu importe où nous nous trouvions. Je remontai mes genoux pour y cacher mon visage. Je détestais qu'elle me voie pleurer.

«Ton frère ne comprend rien à ces choses-là, me dit-elle en attirant ma tête sur son épaule.

&emdash;Toi, tu crois qu'il existe le monstre Memphré ? &emdash; L'important ce n'est pas de savoir si moi j'y crois mais plutôt si toi tu y crois. Si un jour il passe tout près de toi, tu pourrais penser avoir vu un vieux tronc d'arbre ou n'importe quoi de très banal, alors qu'au fond tu viendrais de voir quelque chose d'extraordinaire, un moment unique à garder précieusement.»

Je relevai tranquillement les yeux et du revers de la main les essuyai de façon peu discrète en reniflant encore moins discrètement. Ma mère me sourit avec indulgence en repoussant ses cheveux derrière l'oreille de ce geste inconscient que je l'ai Mon frère n'était pas enchanté de devoir m'y emmener. Je ne fus pas épargnée de la petite discussion sur le chemin de l'aller. Comme toujours il m'accusa d'être constipée, ce qui signifie que je ne buvais pas de bière ni ne fumais à la première occasion. Bien entendu, ma tenue vestimentaire lui faisait affreusement honte. Quelle horreur en effet que de porter un maillot de bain décent, un chapeau et un vêtement pour se protéger du soleil. Quelle idée d'être aussi prude! Tous les jeunes de mon âge auraient dû rêver d'une petite sauterie à la première occasion. À l'entendre, j'étais en voie de devenir vieille fille ou de développer un cancer pour cause de frustrations sexuelles.

À Magog, il s'engagea sur la rue principale. Je lui jetai un petit regard surpris. I1 se gara, sortit, fit le tour de la voiture et m'ouvrit la portière. Je lui tendis la main en riant car la galanterie ne faisait vraiment pas partie de ses qualités, mais j'avais lu dans ses yeux qu'il avait une idée derrière la tête. Je dois ici l'avouer, malgré tous ses défauts et nos nombreux différends, mon frère ne manquait jamais d'imagination lorsqu'il s'agissait de s'amuser. I1 me fit passer devant lui, tira au passage sur l'élastique qui retenait mes longues boucles brunes en queue de cheval et me poussa à l'intérieur d'une boutique de maillots de bain.

Une heure plus tard, nous avions repris la route vers la marina et je tentais tant bien que mal d'apporter la touche finale à mon déguisement en me peignant les ongles des orteils d'un rouge éclatant. Je ne voyais pas d'autres mots pour décrire mon accoutrement. Mais nous avions tellement ri, Mathieu et moi, que j'avais accepté de me prêter au jeu. La pire conséquence que nous envisagions était le mécontentement possible de papa devant la facture.

Ce fut donc une autre que moi-même qui descendit de la décapotable de mon frère lorsque nous arrivâmes à la marina. J'avais alors le corps que dix-sept ans nous offrent et cela joliment présenté dans un minuscule bikini janne accompagné de lunettes de soleil dernier cri.

Mathieu semblait connaître tout le monde: Robert, Claude, Daniel, Marc, sans oublier les nombreuses poulettes, Louise, Monique, Diane et autres qui leur tournaient autour comme des sangsues. J'ai vite compris que toute la bande de gosses de riches que nous étions s'était donné le mot pour réduire au minimum la présence adulte à cette petite fête.

La soirée était bien avancée lorsque quelqu'un de notre petit groupe proposa un bain de minuit. Nous nous trouvions sur un bateau ancré à quelques mètres de la marina dans une petite baie formée par une presqu'île. L'idée de base de cette charmante activité consistait à se dévêtir sous le clair de lune avant de plonger dans le lac. Je profitai des ricanements et de l'excitation générale que soulevait cette suggestion pour me glisser subrepticement dans les eaux sombres du lac. Ce n'est qu'une fois bien protégée des regards que j'enlevai la partie supérieure de mon bikini. I1 fallait bien que j'aie l'air de faire partie de la bande si quelqu'un glissait un regard dans ma direction.

Je ne voulais surtout pas m'exposer à des représailles et risquer de perdre mon minuscule deux-pièces pour de bon! Je pris soin d'accrocher solidement la partie enlevée à celle qui restait.

Je me laissai glisser dans le lac, faisant attention de ne sortir que mes épaules dénudées de l'eau, et j'observai l'immensité du ciel étoilé comme aspirée par ce décor infini. Je percevais les éclaboussements des autres baigneurs et la musique qui venait de la plage. L'eau m'enveloppait complètement de sa douceur, l'air du soir transportait l'odeur des grillades servies à la marina et je goûtais pleinement ces instants de bonheur divin, de détente absolue.

I1 suffit d'un battement de jambes pour rompre le charme. J'avais frôlé quelque chose. La peur, insidieuse, se glissa en moi. Je me redressai précipitamment pour analyser la situation. Bien mal m'en prit car je me rendis compte que je m'étais assez éloignée et je sentis des algues me lécher les jambes. Tentant de contrôler la stupide panique qui m'envahissait, je commençai à nager vers la rive.

Tout à coup, les choses se précipitèrent et je perdis tout contrôle de moi-même. Un nom était remonté du fond de ma mémoire et envahissait ma raison: Memphré. Je ne nageais plus, je me débattais; je n'étais plus craintive, j'étais terrorisée. Les algues me retenaient comme les bras d'une pieuvre et me gardaient prisonnière de ce sombre abîme. Un courant chaud que j'associai mentalement à son souffle fit redoubler ma panique. Criai-je ? Aucun son ne semblait vouloir franchir mes lèvres. Et soudain ce fut la fin. Je me sentis agrippée au torse et, dans un dernier sursaut d'énergie je me débattis, en hurlant à pleins poumons cette fois-ci, pour tenter d'échapper à l'horrible créature. «Calmez-vous sinon nous ne nous en sortirons pas»

Cette phrase m'atteignit dans mon délire et l'étau qui m'oppressait la poitrine se raffermit. Ce fut comme une douche froide. Pendant que mon sauveteur me ramenait vers le rivage, faisant de son corps un écran entre les algues et moi, j'éclatai en sanglots bruyants. I1 m'amena sur un quai privé,

m'offrit un chandail et son épaule. Je venais de faire la connaissance de Philippe, et j'ai parfois l'impression de ne plus avoir quitté ses bras et la propriété sur laquelle il m'avait emmenée.

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Le mariage de notre fille, Vanessa, allait être célébré de façon intime sur le grand parterre de notre maison qui donnait sur le Memphrémagog. La journée était sylendide et la mariée radieuse lorsqu'elle se dirigea vers moi pour que j'attache sa robe: «Tu crois, maman, qu'il fera un petit spécial pour moi ce soir?»

Les épingles à cheveux dans la bouche, et tout affairée à ajuster le voile de la mariée, je n'avais pas vraiment remarqué le regard espiègle qu'elle m'adressait. «Je suis certaine qu'il sera absolument parfait!»

I1 était difficile de dire autre chose car mon futur gendre semblait être la perfection incarnée. Je dis bien «semblait» car il y a des choses qu'une mère voit, mais qu'une jeune fille amoureuse ne voit pas. Je dois admettre qu'il était très galant, érudit et distingué dans ses manières et sa tenue. Toutefois j'avais saisi les regards qu'il lançait parfois aux autres femmes, et sa gaieté affectée avec les enfants ne trompait ni ceux-ci ni la mère de trois enfants que j'étais. J'aurais eu beau le dire à ma fille, cela n'aurait servi à rien. Ce jour-là je n'y pensai donc pas, espérant que c'était moi qui me trompais et elle qui avait raison. «Maman, je ne parle pas de Christophe.»

Elle approcha sa bouche de mon oreille et me souffla: «Je te parle de Memphré évidemment!» Nos regards se croisèrent et un état de rire nous emporta. C'était un secret entre nous. Du moins, nous nous amusions à faire semblant d'y croire. Philippe racontait toujours qu'il avait fait ma connaissance en me sauvant d'une noyade certaine, prétextant que j'avais eu une crampe ou quelque chose du genre. Je n'étais tout de même pas pour avouer que j'avais été terrorisée par le monstre Memphré! Je le laissais donc jouer les héros, et après tout, l'histoire était plutôt romantique. Un jour pourtant, alors que les garçons étaient partis à la pêche avec leur père, j'avais rejoint ma fillette, alors âgée d'environ huit ans, qui flânait sur la grève. Je m'étais laissée tomber à côté d'elle sur le sable pour regarder le jour descendre sur la petite baie où j'avais bien cru finir dévorée.

«Tu sais ce que grand-père a dit l'autre jour?>> Je fis non de la tête et l'encourageai à continuer. «Eh bien, il a dit aux garçons qu'il y avait un monstre dans le lac, et que d'après lui, le meilleur endroit pour se cacher c'était dans notre baie. Tu sais, il a même un nom, c'est Memphré.»

Je lui parlai donc de ce monstre, de mes matins à l'attendre. Je lui fis également le récit du sauvetage tel que je l'avais, moi, vécu. Au fil des ans, nous avons pris l'habitude de venir siroter un thé glacé au bout du quai, les pieds dans l'eau, jasant à bâtons rompus en surveillant Memphré. Il nous est même arrivé de mesurer la profondeur de la baie pour voir si le monstre, selon les approximations connues de sa taille, pourrait s'y cacher. Que de matinées heureuses nous avons passées à faire de la plongée en cherchant des traces de son passage. C'était nos instants entre femmes mais les garçons savaient bien ce qu'il en était lorsque nous quittions la maison, jumelles à la main. Malgré les nombreuses heures où nous l'avons attendu, nous ne l'avons jamais vu. Pourtant, on prétend l'avoir observé quatre fois au cours de ces années.

Me calmant un peu et revenant à la réalité, je répondis que ce serait vraiment un mauvais tour à nous faire, car il volerait la vedette à la mariée. Nous étions maintenant prêtes et je sentis ce tiraillement au plus creux de moi-même; cette fois c'était définitif, Vanessa quittait la maison familiale. Je ne me sentais pas prête. J'avais beau me sermonner, me rappeler qu'elle avait vingt deux ans et qu'elle demeurait à Sherbrooke depuis le début de ses études collégiales, rien n'y faisait. Au fond, je m'inquiétais de la nouvelle vie qu'elle avait choisie. Bien vite elle serait divisée comme chacune d'entre nous, entre elle-même et sa famille. Elle connaîtrait elle aussi cette solitude qu'il faut affronter dans les problèmes de couple. Aurait-elle comme moi la chance de vivre un bonheur paisible? Avait-elle choisi l'homme de sa vie ou bien ferait-elle un jour une rencontre qui viendrait la bouleverser? L'amour nous frappe parfois de plein fouet et ses plaies sont portées par tous ceux que l'on aime lorsque l'on n'est plus libre.

J'aurais voulu lui dire tout cela, mais il était trop tard et lorsque le temps était venu, j'avais alors jugé qu'il était trop tôt. Comme on s'engage vite lorsqu'on est amoureux. Une promesse scellée d'un baiser devant un coucher de soleil sur le lac, et sans que nous le réalisions, nous voilà pris dans un engrenage qu'il est difficile d'arrêter. Mais elle semblait heureuse et nullement désireuse de se défaire des liens qui s'étaient tissés autour d'elle depuis des mois. J'étais inquiète, mais également terriblement fière d'elle. Fière de son courage, de sa détermination, de sa confiance en elle et de sa sérénité face à son engagement. Pas l'ombre d'un doute dans ses yeux, pas une parole témoignant la moindre crainte. Ma fille était prête et certaine de son choix. Avais-je eu la même attitude lorsque j'avais uni ma vie à celle de Philippe ?

Nous descendîmes rejoindre ce dernier qui conduisit dignement notre fille jusqu'à son futur époux qui l'attendait près du lac avec le célébrant. La douceur du soir qui tombait sur la berge, le chant des grillons qui accompagnait les musiciens et les mille feux du coucher de soleil sur le lac, tout était réuni pour faire de cet instant un moment merveilleux, et pourtant je ne parvenais pas à accepter cette perfection. La vie semblait m'être trop douce. Jamais une ombre n'était venue la rendre plus vraie. Je pris la main de Philippe et la serrai vivement. Il tourna la tête et m'interrogea du regard. Je lui répondis d'un petit sourire. Il mit sans doute cela sur le compte de la nervosité que le mariage me causait, et du pouce, il me caressa la main d'un geste rassurant. Je jetai un regard autour de moi et cette pensée de ma vie trop parfaite s'imposa de plus en plus nettement dans ma tête. Ce n'était pas possible de ne jamais rencontrer le malheur; pourquoi aurais-je tout, alors que tant d'autres rencontraient les problèmes comme moi les matins heureux.

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Pourtant, maintenant que je suis déjà loin de cette soirée d'été, je me dis que c'est parce que la vie avait été si bonne pour moi que j'ai eu la force d'aider ceux des miens qui reçurent des coups beaucoup plus durs. Pourtant, il est une chose qui m'affecta, bien que je n'eusse pas à la vivre aussi quotidiennement que Vanessa: ce fut l'arrivée de Magalie. Cette enfant tant attendue, désirée de nous tous et pour qui ses parents avaient fait mille projets, fut, dès son arrivée au monde, une de nos plus vives sources de douleur. Elle était née avec une malformation cardiaque. Tout l'amour du monde ne suffit pas à la garder des opérations qu'elle dut subir à de nombreuses reprises. Elle tait petite, fragile, pâle, et pourtant elle nous souriait.

Le plus difficile était certes les visites à l'hôpital. Combien de jours a-t-elle passés derrière cette cage qu'étaient les barreaux des lits d'enfants à la pédiatrie? C'est affaire de sécurité, mais j'aurais tant voulu qu'elle puisse rêver simplement dans ses petits draps de dinosaures, comme elle le faisait lorsque sa santé lui permettait de venir en vacances chez moi. Lorsque enfin nous pouvions

sortir de l'hôpital, la peur nous tenaillait, et nous craignions constamment une complication. De savoir cette enfant, qui était un peu la mienne, si souffrante me brisait le cœur.

Vers l'âge de huit ans, après quelques années de répit, elle se remit à être malade. Son cœur semblait bien fonctionner. C'est son système immunitaire qui était atteint. Nous avons d'abord pensé qu'il s'agissait peut-être de la leucémie, mais quelques examens nous apprirent l'horreur de ce qui lui arrivait. Magalie avait contracté le sida, proablement lors d'une transfusion sanguine reçue au cours d'une de ses opérations. Il n'y avait rien à faire sinon quelques traitements pouvant prolonger légèrement son espérance de vie.

Un tel malheur n'est pas acceptable. I1 me fit souffrir jusque dans les os. J'avais mal seulement à y penser. Toute une vie sans histoires pour une plaie aussi grande. J'aurais voulu souffrir pour elle, j'aurais voulu effacer le désespoir qui ravageait les traits de ma fille. La vie pour elle n'avait plus de sens. Sa seule enfant allait mourir, et elle n'y pouvait rien.

Le dernier été que Magalie passa parmi nous, je l'avais invitée à venir à la maison pour une fin de semaine. Il m'avait fallu insister longuement auprès de Vanessa pour qu'elle accepte de me la laisser deux jours, afin qu'elle-même se repose et trouve du temps à consacrer à son couple en péril. Magalie était vraiment faible et son regard triste ne la quittait plus. Elle avait alors dix ans mais elle en paraissait six ou sept. Elle savait très bien que ses jours étaient comptés.

Le samedi soir, elle avait tenu à ce que nous nous rendions au bout du quai. «C'est vrai, mamie, que tu venais ici tous les soirs avec maman ?»

Elle avait toujours adoré que je lui parle de ces interminables soirées où sa mère et moi observions le lac silencieux et toujours elle me posait cette question comme si elle doutait que sa mère ait pu un jour avoir une activité aussi légère que cela. «Quand je ne serai plus là, j'aimerais que tu dises à maman de venir regarder le lac avec papa.» Cette phrase me fit froid dans le dos et les larmes, que je retenais avec de plus en plus de difficulté à mesure que je la sentais partir, montèrent à mes yeux. Elle parlait souvent de sa mort avec cette simplicité déconcertante. Les enfants sont d'une sérénité incroyable face à elle. Ils sentent le besoin de nous rassurer, de nous réconforter, de nous donner des projets pour l'avenir. Ils semblent avoir une confiance totale envers cet absolu que nous leur promettons mais dont nous doutons nous-mêmes tellement.

«Je sais qu'ils ont des problèmes et que je leur cause bien des soucis mais j'aimerais avoir une sœur. Oh! je sais bien qu'elle ne me connaitrait pas, mais je pourrai peut-être la voir de là-bas.» Cette fois les larmes roulèrent lentement sur mes joues. Dans sa candeur d'enfant, elle se voyait déjà ailleurs et se questionnait sur ce qu'elle pourrait ou non y faire: «Tu crois que je pourrai la voir?» Elle s'était retournée vers moi, cherchant une réponse. Voyant ma tristesse, elle se concentra sur les eaux rougeoyantes du lac. Elle avait peut-être raison, un autre enfant aiderait peut-être Vanessa à surmonter son chagrin, mais en même temps je me demandais si elle serait assez forte pour envisager une autre grossesse, sans craindre constamment de voir l'histoire se répéter.

Je sentis soudain une nouvelle tension chez Magalie. Quelque chose avait retenu son attention. Elle se leva précipitamment, ce qui était surprenant étant donné le peu d'énergie qu'elle avait pour tout mouvement demandant un effort. Elle mit sa main en visière pour cacher les rayons qui se reflétaient encore sur l'eau: «Mamie regarde Je suis sûre que c'est lui!»

Elle tirait sur ma manche et son petit doigt pointait la surface calme du lac qui se confondait avec le rose du ciel. «Mais qui, voyons ?>>

Feindre l'innocence n'était pas dans mes habitudes mais je n'étais pas certaine de vouloir regarder. «Mais le monstre, mamie! Memphré!>>

Je tournai lentement la tête pour voir celui que j'avais attendu depuis mon enfance, mais mon regard s'arrêta sur Magalie. Je ne vis plus que cette petite fille qui l'espace d'un instant était une enfant comme les autres. Son visage reflétait toute son excitation. Elle glissa sa petite main dans la mienne parcheminée par les années et la serra très fort. Que voyait-elle ? Un vieux tronc d'arbre flottant doucement à la surface? Cela n'avait plus guère d'importance pour moi. Memphré était venu et j'avais vu quelque chose d'extraordinaire, un moment unique à garder précieusement.